mardi 6 avril 2010

Pour une nouvelle régulation de l'agriculture : l'utilité du droit sociétal

« La misère et la faim tuent plus et font plus de dégâts que les guerres, elles mêmes souvent provoquées par la faim et la misère ». Ces propos renversants d’Edgar Pisani renvoient d’emblée le lecteur avisé vers une approche globale de la question agricole puisque la survie de l’Homme (au sens le plus large du terme) en dépend. Source de revenus, l’agriculture n’est pas une activité comme une autre du fait qu’elle produit des denrées périssables indispensables à l’alimentation humaine, que les choix productifs des agriculteurs se répercutent sur la santé des populations et sur la biodiversité des écosystèmes, que la mise en valeur des terres et le travail du vivant façonnent aussi bien le paysage que l’identité du métier. Il n’est donc pas surprenant que les Etats s’intéressent de longue date à la régulation des échanges agricoles visant à garantir à la population une nourriture, à la fois abondante et à des prix raisonnables, afin de décrocher la paix sociale. D’autant que la sécurité alimentaire, bien souvent acquise par l’établissement d’une protection aux frontières , devient un objectif majeur de la politique économique. Mais, impulsée par la mondialisation, la libéralisation des échanges s’étend progressivement au secteur agricole. Les règles définies dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) préconisent, au nom de l’efficacité économique, l’ouverture généralisée des marchés et la disparition des barrières à l’échange. Pourtant, l’échange n’est bénéfique ni pour tous les pays, ni pour tous les agents économiques : selon la Conférence des nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) les Pays moins avancés (PMA) n’ont pas bénéficié de la libéralisation des échanges et 90% des 3 milliards de personnes liées à la production agricole vont y perdre et risquent de devoir quitter l’agriculture sans avoir nulle part où aller (Rouillé d’Orfeuil, 2005); même en cas de gains, il existe un risque de captage de la rente tarifaire par l’agro-industrie (Filipiak et Perrin, 2003). C’est que la logique économique, qui préside le droit commercial actuel, conduit les entreprises à surexploiter les ressources, voire même à les piller, tout en se délestant sur la collectivité de la prise en charge des nuisances résultantes de leurs choix de production (selon le principe de l’internalisation des profits et de l’externalisation des risques-coûts). Du coup, c’est dans un contexte d’affrontement entre l’impératif économique et l’affirmation du droit des peuples à la souveraineté alimentaire que prendra forme la nouvelle régulation des échanges agricoles. Nous proposons ici un outil qui permettra de faire avancer cette réflexion.

Vers une véritable logique de développement :
la reconnaissance du droit sociétal

Le droit sociétal, droit inaliénable de chaque peuple à pouvoir décider librement de son développement et de son avenir, vise à « internaliser » l’impact des activités humaines dans ses différentes dimensions économique, sociale et environnementale. Il se déclinerait selon le principe d’une taxation aux frontières qui, partant de l’analyse du différentiel de droits sociétaux reconnus aux populations, les transformerait en équivalent monétaire afin de les cumuler au prix du marché (mondial). Et comme l’acquisition du travail se fait par l’intermédiaire de l’échange de biens et de services, ce droit s’appliquerait directement sur la production importée. Son objectif est d’encadrer le principe de liberté du commerce afin d’empêcher toute « concurrence déloyale » à l’égard des producteurs nationaux et, ainsi, défendre les choix de civilisation de chaque peuple. Comment fonctionnerait-il ?

Prenons le cas d’une production étrangère qui demande à rentrer sur le territoire français. En premier abord, nous nous intéressons à son mode de production et aux conditions qui ont présidé à sa fabrication avec le souci de vérifier, d’une part, s’il n’y a pas d’incompatibilité avec la réglementation française et, d’autre part, de mesurer le niveau d’exigences formulé à l’égard de cette production. Lorsqu’un décalage est constaté entre les exigences adressées aux producteurs nationaux et celles des produits importés et à n’importe quel plan : économique (ex. le taux de cotisations sociales), social (ex. le travail des enfants), environnemental (ex. le rejet de polluants sur le milieu), il faudrait les quantifier et les monétiser, afin de les additionner au prix d’entrée sur le marché national. Car, si les Français valident leur modèle de développement (comportant un haut niveau de protection sociale et environnementale) en acceptant de payer les denrées à des prix plus élevés que ceux du marché mondial, il ne saurait être question d’autoriser la libre circulation des produits qui ne sont pas soumis au respect des mêmes règles (selon le principe d’équivalence). C’est une simple question de loyauté envers les producteurs nationaux qui ne doivent pas être pénalisés du fait que d’autres pays ne formulent pas les mêmes exigences envers leurs débouchés. Chaque nation doit disposer de son plein droit à statuer sur le degré interne de protection de l’homme et de l’environnement, mais l’élévation du niveau d’exigences en la matière se traduit généralement en contraintes supplémentaires, et donc en coûts additionnels pour les producteurs qui en prennent la charge. La règle voudrait que la liberté de circulation des produits ne s’applique qu’à des biens comparables, c’est-à-dire intégrant le même niveau de prestations sociales et environnementales ; si tel n’est pas le cas, alors le pays importateur doit disposer de la liberté de taxer ces biens à hauteur des droits sociétaux retenus dans le pays de destination. Cette taxe s’appliquerait aux frontières nationales ou à l’échelle d’un territoire fiscalement homogène. L’espace économique européen actuel est tellement hétérogène qu’il permet à des politiques de dumping fiscal, social et écologique de prospérer (Sapir, 2009) ; le choix d’une taxation commune aux frontières de l’Union exigerait donc des mesures transitoires d’adaptation interne visant à tenir compte des écarts entre ses membres.

L’utilité du droit sociétal

Intuitivement, l’idée de l’utilité du droit sociétal commence à faire son chemin parmi les décideurs politiques. Ainsi, la préconisation d’une taxe carbone, qui pose le principe d’une taxation aux frontières, n’est qu’un timide premier pas vers la reconnaissance d’une responsabilité collective sur la gestion du milieu et des ressources naturelles. A la demande de la France, les produits issus de pays qui n’appliqueraient pas des procédés énergétiques propres seraient susceptibles d’être frappés d’une taxe environnementale à leur entrée sur le territoire européen. Mais, si le bien fondé d’une telle proposition semble acquis, pourquoi limiter cette responsabilité aux seules émissions de carbone fossile ? Qu’en est-il du droit des peuples à l’égard de l’alimentation ?

L’alimentation est un droit universel, mais les aliments sont des biens marchands (Rouillé d’Orfeuil, 2009). Par ailleurs, l’agriculture et l’alimentation ont partie liée ; ce lien permet d’illustrer l’utilité du droit sociétal à la lumière de l’énième crise agricole. Crise des excédents au Nord qui, à coup de subventions à l’exportation, s’écoulent au Sud mais au détriment des agricultures vivrières des pays pauvres. En effet, la dérégulation des échanges favorise la mise en concurrence au niveau mondial du travail paysan et condamne bon nombre d’entre eux soit à disparaître, soit à vivre à la frontière du seuil de pauvreté. Pourtant, il s’agit là d’agents économiques socialement utiles qui produisent des biens essentiels, aménagent le paysage et font vivre le territoire mais qui, en même temps, sont déclassés économiquement et socialement. Il conviendrait dès lors de s’interroger sur les mécanismes économiques de validation sociale du travail et se dire que le vieux dicton « tout travail mérite salaire » n’est plus en phase avec les attentes de nos sociétés riches et consuméristes, tant les inégalités de revenu progressent et menacent la cohésion sociale; dans une perspective Rawlsienne du développement, il faudrait laisser la place à une toute nouvelle formule : « tout travail utile mérite salaire digne ». Ainsi, plutôt que de subventionner la production, souvent excédentaire, futile et délocalisable, qui de surcroît ne garantit pas toujours à l’être humain une rémunération digne, ne serait-il pas judicieux d’aider l’emploi socialement utile en stimulant l’établissement des hommes sur le territoire afin d’accomplir des missions d’intérêt collectif, à l’exemple d’une agriculture de proximité et orientée vers la qualité. Cela impliquerait de passer d’une logique d’aménagement (censée favoriser l’émergence quantitative de la production) à une logique de développement (privilégiant l’enrichissement des individus par l’amélioration de leur capital humain), ayant pour objectif la validation sociale du travail, pivot central de notre mode de vie et de nos identités.

Sur le plan international, le droit sociétal présente également son utilité. Chaque pays demeure libre d’arbitrer ses choix de production et de civilisation mais, la règle s’appliquant à tous, leur rappellerait que celui qui ne fait pas les mêmes efforts en terme d’amélioration de la gestion des ressources ne pourra pas espérer en tirer profit à l’échange de par la conquête de nouveaux débouchés à l’exportation. Leurs produits peuvent échapper à certaines contraintes, voire même les contourner, et ainsi afficher des coûts de production plus bas que ceux des concurrents, mais la régulation publique internationale serait là pour rétablir la « vérité » des coûts en frappant ces produits de pénalités pour atteintes portées au droit social et/ou environnemental. Du coup, les pays exportateurs auraient tout intérêt (en particulier financier) à satisfaire au même degré d’exigences des pays importateurs, et donc à s’aligner sur des niveaux de droits sociétaux supérieurs aux leurs. On créerait alors une véritable dynamique de développement, impulsée par une logique du « droit ascendant » qui, à l’opposé des stratégies managériales actuelles assises sur l’exploitation des bas salaires et l’accaparement des ressources au moindre coût, tirerait les acquis sociétaux vers le haut. Pour atteindre ce même objectif, d’autres économistes préconisent de créer un accès qualifié au marché (européen) via l’établissement d’une réglementation contraignante ; les Etats-nations se donneraient ainsi les moyens d’exiger des Firmes multinationales (FMN) qu’elles s’alignent sur nos conditions d’accès au marché et l’Europe y jouerait un rôle très positif procurant un avantage comparatif à court terme aux entreprises qui, en respectant d’emblée la loi, gagneraient des parts de marché (Canfin et all, 2009). Cette approche suppose néanmoins une prise de décision unilatérale, implique la fermeture du marché interne à toutes les productions étrangères « hors norme » (réel protectionnisme) et ne pose pas la question de l’inégale répartition des bénéfices du commerce international. L’idée, ce n’est certainement pas de revenir à des formes traditionnelles de protection qui ont montré leurs limites en terme d’approche équilibrée et globale du partage des gains de l’échange international, mais de faire appliquer une règle de bon sens : celle de l’égalité de traitement à l’échange, dans le respect du principe d’accès universel au marché. De surcroît, préconisant qu’une régulation, même imparfaite, vaut mieux que le chacun pour soi, il ne s’agirait pas non plus de refuser les institutions de contrôle international des échanges, mais plutôt de favoriser l’émergence d’une concertation mondiale qui subordonnerait le droit commercial aux droits fondamentaux des peuples. Telle est la voie engagée par les récents travaux menés conjointement par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et par l’OMC, qui concluent à la faisabilité d’un mécanisme de protection aux frontières lorsque cela est jugé nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux, à la préservation des végétaux, ou se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables (article 20). Simplement, ce mécanisme ne pourrait pas s’appeler « taxe » mais « ajustement aux frontières ».

Cet élargissement de perspective exigerait la reconnaissance de quelques principes clefs du développement, tels le droit des peuples à la souveraineté alimentaire et leur droit à la propriété collective, conférant aux décideurs politiques la responsabilité de la gestion des biens communs de l’humanité. La mise en place du droit sociétal permettrait alors de passer du plan des intentions à celui de l’action, déclinant une relocalisation de la production au plus près des centres de consommation avec un gain conséquent en termes d’économies d’énergie, d’emplois et de fraîcheur des aliments. De surcroît, ce processus procurerait une amélioration de la gestion des crises (moindre dépendance à l’égard des importations) et du partage de la valeur ajoutée entre territoires et au sein des filières, avec une reprise en main par l’Etat des affaires stratégiques telles l’alimentation et la gestion du territoire. La mise en œuvre du droit sociétal s’avère d’autant plus aisée et pragmatique qu’elle créerait du droit au lieu d’en détruire, que l’« ajustement aux frontières » permettrait aux pouvoirs publics de collecter des fonds d’origine externe, qu’ils pourraient par la suite réinjecter dans l’économie nationale pour promouvoir l’adoption de comportements respectueux de l’homme et des ressources naturelles et ainsi préserver l’avenir de la planète et garantir la cohésion sociale. Vu que la fiscalité est perçue comme un « mal nécessaire » et qu’elle atteint des seuils critiques dans les pays développés, il n’est pas incohérent de proposer que les Etats se procurent de nouvelles recettes de par le jeu du commerce international, les bénéfices de l’échange étant alors mieux partagés entre les FMN et les pouvoirs publics. Il faudrait néanmoins veiller à ce que l’utilisation de ces deniers procure une amélioration certaine de la qualité de vie aux populations, sans négliger l’impératif de solidarité sociale, intergénérationnelle et internationale. Car, reverser aux pays en développement une fraction du produit résultant de l’« ajustement aux frontières » permettrait à ces mêmes pays d’accélérer le processus de valorisation interne des droits sociétaux et faciliterait le consensus sur l’utilité de l’adoption de la démarche.

Par : Rui OLIVEIRA SANTOS
Enseignant
Docteur en Economie Rurale

2 commentaires:

rosy123 a dit…

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rosy123 a dit…

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