mercredi 30 janvier 2008

La psychiatrie maladie du management ?


Dans son discours prononcé à Bordeaux le 16 octobre, instituant la commission LARCHER chargée d’organiser la concertation sur les missions de l’hôpital, le Président de la République a courageusement dénoncé la souffrance du personnel soignant, soumis à « un travail de plus en plus difficile, des conditions de travail de plus en plus difficiles, un stress de plus en plus grand, et le sentiment que tout le monde s’en moque ». La « révolution managériale » annoncée dans le service public hospitalier, y compris en psychiatrie, offrira t-elle la solution à cette souffrance croissante des soignants ?
Quand on reprend les travaux de nombreux sociologues contemporains (J-P. LE GOFF, C. DEJOURS, A. THEBAUD-MONY…), on peut légitimement en douter, tant les méthodes modernes de management semblent désolidariser et culpabiliser les travailleurs – jusqu’à provoquer, c’est maintenant avéré, de nombreux suicides. L’analyse de C. DEJOURS, par exemple, est sans appel : « les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur. Cette peur est permanente et génère des conduites d’obéissance, voire de soumission. Elle casse la réciprocité entre les travailleurs, elle coupe le sujet de la souffrance de l’autre qui souffre aussi, pourtant, de la même situation » (Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, le Seuil, 1998). Seuls modes de défense, voire de survie possibles, le déni de la souffrance et le repli individualiste des agents résulteraient d’une « stratégie de distorsion communicationnelle » conduite par l’entreprise : le discours managérial, par une dénégation mensongère du réel, exploiterait la peur et la soumission individuelles pour en faire les moteurs de la réussite (économique) collective.
Quelques exemples pour illustrer cette thèse, tirés de mon expérience de praticien hospitalier en C.H.S. : l’évaluation des pratiques professionnelles, présentée comme formative et reposant sur l’évidence scientifique, n’est-elle pas en réalité foncièrement normative et idéologique (car prônant insidieusement une conception biologisante et « pragmatique » de la psychiatrie très éloignée de la pratique institutionnelle effective) ? Et que penser de l’interprétation consistant à expliquer l’augmentation exponentielle des déclarations d’incidents, non par l’augmentation des incidents eux-mêmes, mais par la plus grande facilité avec laquelle les déclarations seraient établies ? Quant au recours incantatoire à « la Violence », supposée s’accroître toujours sans que ses mécanismes socio-économiques ne soient jamais élucidés, devrait-il autoriser un glissement sécuritaire alarmant des pratiques soignantes : rondes de police, hospitalisations sous contrainte injustifiables, discrimination sexiste des infirmiers, généralisation des protocoles d’isolement, de l’usage des émetteurs-récepteurs PTI (protection du travailleur isolé), etc. ?
Mais encore, pourquoi ne s’interroge t-on pas davantage sur le grand nombre d’agents en congé de longue durée, ou encore le turn-over de plus en plus rapide des cadres ? Au nom de quelle aveugle méthode Coué, pour accréditer quelle efficience supérieure, se focaliserait-on désormais sur la valorisation de l’activité, l’amélioration de la qualité, la gestion des ressources humaines ? Par quel stratagème finalement les soignants en psychiatrie, dont le métier consiste par définition à aider les autres à prendre conscience des raisons complexes de leur souffrance, seraient-ils contraints à occulter les conditions socioprofessionnelles de leur propre souffrance ?
La religion, selon FREUD, est « un délire collectif », par sa propension à s’ériger en système de croyances omnipotent. Si elle constitue aujourd’hui le dernier mythe à la mode, la compétition économique effrénée promue par le management d’entreprise ultra-libéral, à l’hôpital psychiatrique comme ailleurs, n’en est pas moins dangereusement suicidaire, individuellement et collectivement. Et si elle repose sur le mensonge et la peur (C. DEJOURS la compare à l’idéologie nazie), la stratégie managériale s’oppose absolument à la liberté individuelle et à la santé publique : contre le triomphe de « la banalité du mal » (H. ARENDT), il appartient désormais à chacun d’entre nous, simple citoyen comme professionnel de la santé mentale, d’opposer en toute connaissance de cause sa responsabilité éthique.
Dr Olivier LABOURET

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